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En route vers Emmaüs

Lire Luc 24. 13-35

Dans ce texte, nous pouvons suivre deux disciples qui marchent de Jérusalem à Emmaüs, soit à peu près 11 kilomètres. Ces disciples sont tristes suite à la crucifixion du Christ. Ils font partie de ceux qui ont espéré que Jésus serait le Messie qui devait délivrer Israël (v. 21). Or les chefs religieux et politiques du pays se sont ligués pour le faire mourir. On peut imaginer qu'ils marchent tête baissée, profondément découragés. Sont-ils deux hommes disciples de Jésus ? Le verset 29 laisse plutôt penser qu'il s'agit d'un couple puisqu'ils invitent Jésus à rester chez eux. Quoi qu'il en soit, l'avenir tel qu'ils l'ont entrevu s'est totalement obscurci.

La marche

Or c'est sur ce chemin de tristesse que Jésus les rejoint. Il s'approche d'eux. Peut-être les a-t-il vus partir de Jérusalem et les a-t-il suivis de loin ? Quand ils sont suffisamment hors de la ville pour ne plus être dérangés par les passants, il fait route avec eux, mais eux, paradoxalement, ne le reconnaissent pas.

La première action de Jésus consiste à faire route avec ces deux personnes, en restant silencieux. C'est essentiel. Il ne s'impose pas, il écoute.

Jésus leur pose ensuite une question des plus simples (v. 17): "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ?" La question s'arrête à ce point et Luc continue ainsi : ils s'arrêtèrent l'air triste. Cette question, Jésus aurait pu la poser immédiatement. Cependant il a commencé par écouter ce qu'ils disaient, il a pris la température du moment. Sa question trouve alors sa place dans la discussion et amène les disciples à réfléchir sur ce qui les attriste et mettre des mots sur leur douleur intérieure. Oser dire ce qui fait mal, n'est-ce pas la première étape du processus de " déposer ses fardeaux " ?

Jésus rejoint les disciples dans leur problème actuel. Jamais il n'arrive vers une personne triste ou malade en lui assénant une phrase du style : " Je connais ton problème, voilà ce que tu dois faire pour le résoudre ". Au contraire, il demande à la personne d'exposer sa situation, même si elle paraît évidente.

La discussion

De la question que Jésus pose découle une discussion au cours de laquelle il fait comme s'il ignore ce qui s'est passé, ou plutôt il s'intéresse à la version des faits tels que les ont vécus les disciples. Les deux disciples s'étonnent tout d'abord que Jésus ne soit pas au courant des derniers événements (v. 18), puis ils expriment leur déception (v. 19-21). Ils attendaient de Jésus une manifestation de sa puissance, une libération politique. Dans ces trois versets, nous pouvons discerner l'image que les disciples se faisaient de Jésus et c'est un élément important pour comprendre la suite du texte.

Pourtant leur réponse contient une touche d'espoir (v. 22-24) : en se rendant au tombeau, quelques femmes n'ont pas trouvé le corps de Jésus, mais des anges leur ont dit qu'il est vivant. Quelques-uns de leurs compagnons y sont aussi allés. Ils ont bien trouvé les choses telles que les femmes les avaient décrites, mais lui, ils ne l'ont pas vu. Sans mettre en doute ces témoignages, les deux disciples ont de la peine à y croire.

Nous en sommes donc au point où le problème est posé. Mais n'oublions pas que les disciples ne savent pas qui marche avec eux, contrairement à nous qui connaissons la fin du récit.

Avec une certaine tristesse Jésus s'adresse alors aux deux disciples : "O gens sans intelligence et lents de cœur à croire tout ce qu'ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffre ces choses, et qu'il entre dans sa gloire ?" (v. 25-26).

Pour moi, les paroles de Jésus n'expriment pas vraiment une critique. Au contraire, il est possible d'y voir une grande compassion pour ces disciples et un désir de les faire progresser dans sa connaissance. Ce ne sont toutefois pas les explications de Jésus qui permettent aux disciples de le reconnaître !

L'illumination

Arrivés à Emmaüs, les disciples invitent Jésus à entrer et à manger dans leur foyer (v. 29). Ce fait montre à lui seul qu'au cours du trajet, une relation de confiance a pu se développer.

A table, Jésus prend le pain, rend grâce, le rompt et le donne aux deux disciples. C'est à ce moment précis que leurs yeux s'ouvrent et qu'ils le reconnaissent. Mais aussitôt Jésus disparaît !

Il est difficile d'expliciter précisément ce qui, dans les gestes ou les paroles de Jésus produit cette soudaine illumination. Il se peut que les disciples aient reconnu la marque des clous dans les mains du Christ quand il leur tendait le pain...Quelque chose d'indicible s'est passé et la concision du texte biblique ainsi que sa portée symbolique sont seules capables de nous faire pénétrer dans ce mystère.

Au-delà du geste, un symbole

La scène du repas à Emmaüs a une forte valeur symbolique.

A table, Jésus, l'invité, se comporte comme le maître de la maison, il prend le pain et rend grâce, lui qui est le "pain de vie", lui qui nous donne la vie qui vient de Dieu : "Moi, je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n'aura jamais faim" (Jean 6. 35).

Jésus rompt le pain : déchirure qui apparaît souvent lorsque Dieu fait alliance avec l'homme (littéralement, en hébreu couper une alliance), et par-dessus tout lors de la mort du Christ sur la croix.

Jésus distribue le pain rompu aux deux disciples : Jésus donne le pain. Jésus donne son corps. Jésus se donne. Pleinement, sans rien garder pour lui.

Le pain, dans les évangiles, est symbole de vie et non de mort, mais de vie donnée et communiquée au travers de la résurrection. En rompant le pain et en le distribuant aux disciples, Jésus s'ouvre à eux, comme un livre dont les disciples, jusqu'alors, n'auraient vu que la couverture.

La symbolique des mains est aussi très forte : on les croise, on les cache dans les poches, on les laisse pendre selon l'attitude que l'on adopte. On ne sait qu'en faire si l'on est mal à l'aise, mais on les tend pour accueillir un ami.

Dans ce récit, nous passons du stade où Jésus tient le pain à deux mains, à celui où il le " déchire ", écarte les bras et ouvre les mains pour l'offrir aux disciples. Il prie, action dans la verticalité, puis il donne, action dans l'horizontalité. Il fait preuve d'autorité en prenant le pain alors qu'il était l'invité, il fait acte d'amour en le tendant aux disciples. Il y a une plénitude dans ce geste, comme un condensé imagé, symbolique, de l'œuvre de Christ, non seulement dans sa mort mais aussi dans sa résurrection : il est là, à table, vivant, ressuscité pour distribuer le pain.

Plénitude encore plus visible si l'on tente de résumer les différentes actions de Jésus. En premier lieu il marche avec les disciples. Puis il leur révèle ce que disent les Écritures à son sujet. Finalement il leur donne le pain. Comment ne pas penser alors à la déclaration fondamentale de Jean 14. 6 : "Je suis le chemin, la vérité et la vie". Le chemin sans la vérité est mensonge, la vérité sans la vie est désespoir et mort, le chemin, la vérité et la vie, c'est le Christ !

Ce n'est pas un hasard si les disciples le reconnaissent à ce moment précis.

Le Dieu caché

Le récit se termine d'une manière quelque peu énigmatique. Alors que les disciples viennent enfin de reconnaître Jésus, on aurait pu imaginer que le repas finirait dans la joie d'être à nouveau tous réunis. Or au moment où les disciples comprennent que Jésus lui-même parle avec eux, il devient aussitôt invisible. C'est une caractéristique de plusieurs rencontres du Christ, spécialement après sa résurrection. Dès que les gens le reconnaissent, il disparaît, ou bien il ne se laisse pas toucher (Jean 20. 17), ou encore il donne une mission à accomplir sur la terre (Act. 1. 6-11), puis il monte au ciel.

Un des dangers après la résurrection était que les disciples pensent que Jésus, comme Messie, allait immédiatement établir son royaume sur la terre en chassant les autorités en place, d'autant plus qu'il venait de manifester sa puissance en ressuscitant d'entre les morts. On retrouve une telle attitude dans la question des disciples peu avant l'ascension : "Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu rétablis ton royaume pour Israël ?" (Act. 1. 6). Un autre danger était de vouloir garder le Messie uniquement pour eux en se considérant comme les derniers fidèles (réflexe " petit troupeau "). Jésus au contraire leur enjoint de ne pas rester statiques, mais d'aller de l'avant comme témoins jusqu'au bout de la terre (Act. 1. 7-8). Dorénavant, ce sont eux les porteurs de son message, la Bonne Nouvelle (Marc 16.15).

Sans vouloir minimiser l'importance de la louange (Luc 24. 53), notre rôle ne consiste pas à rester passifs dans une contemplation paradisiaque du Seigneur, mais à faire connaître autour de nous la Bonne Nouvelle, l'Évangile. D'ailleurs les deux disciples d'Emmaüs le réalisent (v. 33). Aussitôt, ils se lèvent et retournent à Jérusalem, alors même qu'il était déjà tard, pour raconter aux apôtres comment Jésus s'était fait connaître à eux en rompant le pain.

La pédagogie de Jésus

La rencontre des deux disciples d'Emmaüs avec Jésus leur a permis de comprendre que l'image qu'ils se faisaient du Christ sous forme d'un libérateur ne correspond pas au Jésus vivant tel qu'il leur est apparu. Tout au plus correspond-elle à un révolutionnaire qui a échoué misérablement et a fini sur une croix. Dans cette marche entre Jérusalem et Emmaüs, dans ces discussions, dans ce pain qui leur a été donné, ils ont pu entrevoir une nouvelle facette du Christ : celle d'un Dieu qui ne s'impose pas avec force, mais qui marche à leur côté, même s'ils ne le discernent pas. Il a fallu 11 kilomètres pour faire comprendre aux disciples une partie du mystère de la résurrection, et même davantage : le mystère du grand Dieu qui se fait homme et qui veut être notre prochain. Qu'est-ce que 11 kilomètres en comparaison d'un si grand mystère ?

Revenons sur le fait que Jésus ne s'est pas fait connaître immédiatement. Il aurait pu apparaître d'une façon extraordinaire, ce qui aurait assurément dissipé aussitôt toute tristesse chez les disciples. Et pourtant, en agissant comme il l'a fait, il a pu rencontrer les disciples là où ils étaient. Jésus ne voulait pas apparaître comme dans un show publicitaire, de façon à remporter instantanément l'adhésion du client. Il rejoint les disciples découragés sur leur chemin. Il marche à côté d'eux sans que ces derniers n'en soient conscients. Mais il les fait progresser jusqu'au point où ils peuvent le reconnaître par eux-mêmes. La tristesse aveuglait leurs yeux et Jésus, petit à petit, remplace cette tristesse par de la joie (v. 32). Ce processus a pris du temps et sans cette préparation, l'instant si surprenant où ils comprennent qui est avec eux n'aurait pas été possible.

Le Seigneur n'agit pas toujours de la manière que l'on imagine. Parfois, il accompagne sans que l'on ne s'en aperçoive, d'autres fois il porte, alors que l'on croit qu'il délaisse. Et Jésus peut alors dire : " Tu as une immense valeur à mes yeux. Il te reste beaucoup de choses à découvrir. A mesure que tu avanceras dans ce chemin, tu te rendras compte des choses merveilleuses que tu n'entrevois encore qu'à peine, comme au travers d'un verre trouble ". Ce reproche n'écrase pas la personne, mais vise à lui faire abandonner la pointe d'orgueil ou d'assurance mal placée qui empêche de reconnaître ce qui se cache derrière les apparences.

N'est-ce pas en restant caché que Jésus se révèle aux deux disciples tel qu'il est vraiment et non tel qu'ils l'imaginaient ? N'est-ce pas en disparaissant au moment où ils le reconnaissent que Jésus leur montre le vrai sens de leur mission : témoigner qu'il est ressuscité. Ils étaient incapables de le reconnaître, parce qu'ils voulaient voir Jésus comme ils le décrivent au v. 21. Leurs yeux s'ouvrent au moment où ils comprennent que derrière cet homme qui a fait route avec eux et les a encouragés se cache Jésus lui-même. S'ils se sont mépris et ont cru ne voir qu'un homme dans la personne du Christ, ne pourront-ils pas alors discerner le visage du Christ derrière chaque être humain que Dieu placera devant eux ?

David Gfeller

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